Le rire des garçons entre eux
- Diway
- 19 déc.
- 3 min de lecture
Remettre Fluide Glacial, Édika et la BD satirique des années 70-80 dans leur contexte

Quand un "grand nom" comme Edika disparaît, le chœur s’exprime avec le coeur. Les hommages pleuvent, les mots «génie», «liberté», «irrévérence» circulent comme des pièces de monnaie bien polies. On célèbre l’humour, l’absurde, la transgression. On se souvient de bons moments, d'une blague, d’un rire. Mais on oublie de regarder qui riait, de quoi, et aux dépens de qui.
La mort d’Édika a déclenché ce rituel bien huilé. Et avec lui, une étrange amnésie collective. Comme si rappeler le contexte culturel et politique de son œuvre devenait indécent. Comme si dire «ce n’était pas neutre» équivalait à dire «il faut brûler ses dessins».
Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Un humour né dans un monde sans femmes
Fluide Glacial naît en 1975. Une revue d’hommes, faite par des hommes, pour des hommes. Ce n’est pas une accusation, c’est un constat. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : pendant des décennies, les autrices y sont rarissimes. Quand elles apparaissent, c’est tardivement, marginalement, souvent hors du cœur historique du magazine.
Dans ce contexte, l’humour n’est pas universel. Il est situé. Il s’adresse à un lectorat masculin hétérosexuel, socialement dominant, qui rit entre pairs. Le corps féminin y devient un terrain de jeu graphique : seins hypertrophiés, poses offertes, sexualité permanente, disponibilité implicite. La femme n’est pas un sujet comique. Elle est un accessoire de comédie.
On peut appeler ça de la provocation. On peut dire que c'est d'époque. Mais on ne peut pas appeler ça de la neutralité.
Quand la violence devient un gag
Certaines couvertures d' Edika sont aujourd’hui difficiles à regarder sans malaise. Non pas parce qu’elles seraient «choquantes» au sens moral, mais parce qu’elles banalisent des violences bien réelles : Une femme grosse dessinée comme un danger physique, une menace pour une barque, autant dire pour l’ordre du monde. La grossophobie présentée comme évidence visuelle. Pas de recul, pas de second degré lisible, juste le vieux ressort comique du corps féminin jugé déviant.

Une agression sexuelle traitée comme une blague, une main entre les jambes d’une femme, involontairement, collectivement, joyeusement. « Oups ». Le rire vient de l’effacement total du consentement. Ce n’est pas de l’absurde. C’est de la normalisation.

Dire cela n’est pas anachronique. Des femmes, à l’époque déjà , savaient que ce n’était pas drôle. Simplement, elles n’avaient ni tribune, ni revue équivalente, ni pouvoir symbolique comparable. Elles existaient ailleurs. Dans des publications comme Ah ! Nana, par exemple. En marge.
Le problème n’est pas Édika seul
Édika n’est pas un cas isolé. Il est un produit cohérent d’un écosystème culturel. Son humour pousse loin le grotesque, l’absurde, le scatologique. Il ridiculise souvent les hommes, leurs obsessions, leur bêtise. C’est vrai. Mais ridiculiser les hommes n’empêche pas d’objectifier les femmes.
Le second degré, quand il existe, est asymétrique. Les hommes sont risibles. Les femmes sont regardées. Désirées. Touchées. Pesées. Jaugées. Rarement sujettes de leur propre désir. Presque jamais sujettes du gag.
C’est là que le contexte patriarcal devient central. Non comme insulte, mais comme structure. Un monde où la domination masculine est tellement intégrée qu’elle n’a plus besoin d’être justifiée. Elle devient décor.
Le génie sans critique n’est qu’un mythe confortable
Comparer ce travail de contextualisation à ce qu’on fait avec Lovecraft ou Céline n’est pas excessif. On peut reconnaître une importance historique, une influence esthétique, tout en disant clairement : ce socle idéologique pose problème.
Refuser ce travail, c’est préférer la légende au réel. C’est protéger une nostalgie masculine qui s’auto-proclame universelle. C’est refuser d’entendre que ce rire-là ne faisait pas rire tout le monde.
Le féminisme ne demande pas d’effacer Édika. Il demande de cesser de l’extraire de son bain culturel. De dire que ce « grand nom » s’inscrit dans une tradition majoritairement masculine, dominée par un regard patriarcal, et que cette tradition a produit des œuvres peut-être brillantes, certes, mais avec des angles morts massifs.

Rire, oui. Mais pas à n’importe quel prix
Une blague grossophobe n’est pas subversive. Une agression sexuelle dessinée comme un gag n’est pas audacieuse. Une femme réduite à un corps disponible n’est pas un symbole de liberté.
Ce qui était considéré comme transgressif dans les années 70-80 ressemblait souvent à une liberté réservée à ceux qui avaient déjà la parole. Les autres ne pouvaient que rire jaune. Ou se taire.
Remettre cela sur la table aujourd’hui, ce n’est pas salir la mémoire. C’est refuser l’héritage sans inventaire. C’est faire enfin ce que les hommages ne font presque jamais : penser.
